“Signes et traces”
1995-1997
Andrzej Wajda
Si j’avais à exprimer, à l’instar de Jacek Malczewski, ‘allégorie de la gravure moderne, je représenterais une femme, Muse assise sur deux puits. Dans le premier, elle trempe les pieds, ce qui signifie qu’elle puise l’inspiration et la matière de la vie…Dans l’autre, elle plonge les mains que traverse la force divine de généralisation et d’abstraction. Quelqu’un en plaisantant a demandé: Laver les pieds ou laver les mains?….Mais cette question est restée sans réponse. Et ce n’est que très rarement qu’on essaie dans la gravure moderne d’unir ces deux courants en un seul fleuve.
Antoni Rodowicz se lave les mains et se met à vaquer à ses affaires purifiées du quotidien, ce qui lui permet de plonger dans le monde de l’abstraction ou la technique et l’exploitation des matériaux et des couleurs deviennent le sujet d’un corps à corps artistique avec le monde. C’est un noble et bel objectif, surtout aujourd’hui où tant de théories, tant de pratiques politiques et sociales nous ont déçus. Seul l’œil ne nous a jamais trompés. A l’heure actuelle, le monde miroite et se colore plus que jamais, il vit de mouvement et de changement continuel des formes. Il n’est donc pas étonnant que ce phénomène attire tellement les artistes et les incite à poursuivre les performances de la technique qui sait le rendre le mieux.
Mariusz Łukasik
Si l’on voulait décomposer en éléments ce qui constitue la personnalité d’Antoni, il n’y aurait pas moyen de les rassembler à nouveau… Il est en même temps une personnalité riche et un artiste intéressant qui joint habilement la responsabilité pour son entourage à la passion du travail. Une telle attitude pourrait se résumer par l’esthétique d’une existence positive. La nature crée parfois de tels caprices, espèces rares dont l’approche demande beaucoup de prudence, car ces phénomènes sont pourvus d’une délicatesse innée. Ce n’est donc point un paradoxe : la sensibilité a dû s’accompagner du sens de la réalité, autrement il serait impossible de survivre. Ceci dit, Antoni est une nature ouverte ; il s’intéresse au travail des autres, préférant plutôt comprendre que de juger.
Jerzy Brukwicki
Antoni Rodowicz a fait ses études lors d’une période particulièrement importante pour la Pologne. C’était l’époque d’une leçon accélérée de démocratie, l’époque où Solidarność est née. Nous avons vécu alors des moments d’enthousiasme, de joie, d’espérance. Lorsqu’ Antek préparait son diplôme, l’état de siège a été instauré. Ces deux événements ont influencé d’une manière très forte sa vie, sa sensibilité, son œuvre.
Comment se résigner au caractère restreint de l’homme? Comment sonder son destin? Comment expliquer la nécessité de la souffrance? – Cette sorte de questions préoccupait souvent l’artiste à ses débuts. Il y répondait par le biais de ses œuvres, impitoyables commentaires de la réalité de l’époque, dévoilant les épreuves de personnes seules et trahies, empêtrées dans des situations dramatiques, uniques. Elles parlaient du sens et des valeurs de la vie, de différents comportements et liens entre les hommes. Elles stigmatisent la violence, présentent la lutte entre le mal et le bien, la vérité et le mensonge, la droiture et la malhonnêteté. Antoni Rodowicz a vécu cette période d’une façon très intense. Il travaillait, participait au mouvement artistique indépendant. Toujours à la recherche de la vérité sur la vie, sur l’homme, il a créé une vision de problèmes importants qui préoccupent l’homme d’aujourd’hui, ceci sans jamais consentir à un compromis. Grâce à quelques-unes de ses œuvres à forte charge émotionnelle et intellectuelle, il a occupé une place particulière parmi les artistes qui ouvrent un chapitre intéressant et nouveau de l’art polonais.
L’année 1989 a marqué un tournant dans la vie (non seulement privée) de l’artiste. La nature, les structures d’un monde limité sont devenues le thème clé de son œuvre. Les nouvelles gravures d’Antek Rodowicz sont des paysages imaginaires, des images de la Terre vue depuis des milliers de kilomètres. Nous y retrouvons la matière insoumise de l’espace, de la lumière, du mouvement. Elles captivent par leur facture subtile, par des couleurs raffinées.
Antoni Rodowicz
Ceux qui recherchent dans la peinture ou dans la gravure une simple histoire font penser à celui qui attend de la littérature uniquement la trame à sensation. Si l’on voulait par exemple isoler chez Eco l’histoire et refuser fout ce qui rend son oeuvre fascinante, non seulement on refuserait ainsi l’intention même de l’auteur, mais ce serait se démunir de ce qui a le plus de valeur. Il en va de même pour la peinture ou la gravure. Je renverrais ceux qui ne cherchent que l’anecdote, à la photographie, et à la photographie réaliste seulement.
L’image représentée constitue le plus souvent un prétexte à la vision propre de l’auteur. Le tableau n’indique pas quelque chose d’autre que lui-même, mais il constitue une pseudo-présence de quelque chose qu’il contient en lui. (Metz). J’ai senti pour la première fois l’abîme entre le ,savoir” sur un tableau et son impact réel il y a vingt ans, à Paris. A la sortie de l’exposition de la peinture française du XIXe siècle, j’ai pris dans la main une carte postale avec la reproduction d’un tableau de Gauguin exposé au musée. C’est alors que j’ai compris que tout mon ,,savoir” acquis par le biais de reproductions, ne valait rien. Je me suis rendu compte pour la première fois du véritable impact de l’art.
Depuis longtemps je me suis amusé à découvrir dans la matière ambiante les traces d’une autre réalité. Dans le dallage fissuré,dans les murs lézardés des vieilles maisons, dans les arbres et jusque dans les nuages, je retrouvais des signes vivants de significations uniques. Et finalement, quelque temps après, j’ai commencé moi-même à créer de tels signes et à les pourvoir de leur propres significations.
Pourquoi Khalil Gibran? Le poème Le Prophète traitait des questions essentielles pour la vie de l’homme. Ce texte est devenu l’inspiration du cycle de gravures que je faisais à l’époque. Les fragments choisis ne constituent pas de commentaire,tout comme les gravures ne sont pas leur illustration. Je voudrais expliquer encore l’origine du sceau dont je signe mes gravures. Il est fait conformément à l’art de calligraphie japonais traditionnel. Il se lit, sonne comme mon nom. Il contient la phrase: “En dessinant, il aspire à la beauté”. Krystyna Zachwatowicz et Andrzej Wajda ont commandé ce sceau a une éminente artiste japonaise, Yoko Otake et me l’ont offert en 1990.
Wojciech Skrodzki
Le délice d’exhaler l’aube du coeur
La beauté n’est pas un désir, mais une extase.
Elle n’est pas l’image que vous voudriez voir,
ni le chant que vous voudriez entendre,
mais plutôt une image que vous voyez les yeux fermés
et un chant que vous entendez les oreilles bouchées.
Khalil Gibran
Tu te donnes beaucoup de peine, Antoni, pour atteindre le beau, voudrait-on dire en regardant les gravures d’Antoni Rodowicz. Car le Beau, élément essentiel de l’art dans la triade des valeurs De Platon: le Vrai, le Bon et le Beau, constitue le fondement de tout, mais dans l’œuvre de Rodowicz occupe une place privilégiée. Ceci situe l’œuvre de l’artiste dans une région axiologique précise, dans une région des valeurs qui est dans la vie artistique actuelle combattue de la façon la plus passionnée peut-être. Le fait de la contester est devenu aujourd’hui la force motrice de l’art, ce qui lui fait quitter le droit chemin. Or, il est très difficile de créer quelque chose de nouveau tout en respectant les principes axiologiques, tandis qu’il est extrêmement facile aujourd’hui de transgresser ces règles. Antoni Rodowicz a réussi à créer son œuvre en respectant les valeurs. Et l’expression, tu te donnes beaucoup de peine” n’est-elle pas dévalorisante pour la qualité de son art? L’on admet couramment que tout ce qui est bon devrait venir facilement et sans effort. Pourtant, ce n’est qu’une illusion. L’art demande un travail laborieux et régulier tout au long du processus créatif. Les gravures d’Antoni Rodowicz sont créées d’une façon particulièrement laborieuse, marquée d’une peine et d’un effort techniques extraordinaires. Mais qui restent invisibles dans le résultat final, et c’est dans cela que réside le mystère de l’art de qualité en général. Les gravures de Rodowicz semblent être exécutées d’un seul mouvement, sont homogènes dans leur matière, bien qu’elles cachent en elles beaucoup de secrets et de procédés techniques complexes. Le dynamisme des formes, abstraites le plus souvent, de Rodowicz a un caractère très musical. Le fait de regarder ses gravures donne l’impression d’écouter une œuvre musicale. Les tensions réciproques des formes particulières forment une sorte de phrase musicale, représentent comme un contrepoint et ont le caractère d’une ligne mélodique. Ces formes ne sont pourtant pas de l’abstraction pure: il y a beaucoup de références aux formes de la nature, beaucoup d’entre elles sont pourvues d’une sémantique chiffrée, dissimulée. Elles sont marquées d’une tension interne et d’un drame qui est pourtant résolu dans la totalité du travail; et les œuvres particulières sont harmonieuses, équilibrées. Nous pouvons lire toute cette charge de tension et de dramatisme à travers une analyse attentive des formes qui sont très harmonieuses dans leur totalité. C’est dans les titres que nous pouvons retrouver la trace de cette tension qui a accompagné le processus créatif. Voici quelques exemples: Faim et Soif, Souffrance, Racines du Mal, Tyran, Désirs, Souvenirs, Temps… Ces quelques titres montrent que l’œuvre de Rodowicz n’a pas de caractère existentiel, mais qu’elle est d’une façon particulière et par excellence conceptuelle. Ce sont justement les concepts, les affaires les plus universelles qui constituent l’inspiration et le contenu de son art. Les sources d’inspiration des: Pensée, Terre, Fruits, Liberté, Ame ne sont rien d’autre. Les gravures d’Antoni Rodowicz se distinguent par une beauté raffinée des couleurs et des formes; c’est la perfection et la pureté du choix plastique, une certaine économie dans la construction de la forme. Toute son œuvre est remplie d’une philosophie particulière; tous les travaux en sont chargés depuis l’origine jusqu’à l’expression elle-même. J’irais jusqu’à dire qu’ils ont un caractère mystique. Ce mysticisme, cette philosophie, c’est la pensée de l’Orient, exprimée dans les œuvres de Khailil Gibran, poète, mystique et philosophe d’origine libanaise qui a travaillé aux Etats-Unis au cours des premières décennies de notre siècle (il est mort en 1931). Ses pensées sont devenues la nourriture spirituelle de l’artiste. Khailil Gibran a bien écrit: La vie et la mort font un, comme un sont le fleuve et la mer (…) …si c’est pour votre soulagement que vous versez votre obscurité dans l’espace, de la même façon c’est pour vous un délice que vous exhalez l’aube de votre cœur. (…), Vos cœurs connaissent en silence les secrets des nuits et des jours. Vous aimeriez connaître en paroles ce que vous avez toujours connu en pensée. (…) Du temps vous voulez faire un torrent sur le bord duquel vous pourriez vous asseoir pour observer son cours. …aujourd’hui n’est que le souvenir d’hier, et demain – le rêve d’aujourd’hui. (…), Et n’oubliez pas que la terre se réjouit sous le toucher de votre pied nu, et les vents joueraient volontiers avec vos cheveux.
Cette suppression mystique des différences et des oppositions caractéristiques pour la pensée européenne est un sol fertile où croissent les fruits du travail artistique d’Antoni Rodowicz.
Borys Czyzak
L’art de Rodowicz est plein de sous-entendus. En regardant ses triptyques, nous voyons chaque jour quelque chose de différent – des pierres lavées par l’eau, des gouttes de pluie sur le trottoir, des miettes cosmiques suspendues dans l’espace. Chaque œuvre est différente – de la densité dynamique de l’œuvre violette aux formes diluées de l’œuvre verte, en passant par le vide ascétique de l’œuvre bleue. Chaque arrangement est ouvert, certains éléments s’échappant de la scène ; nous savons que nous ne regardons qu’une tranche de la réalité. Il n’y a pas de gravité à l’œuvre dans aucune des œuvres, la composition ne cherche pas à établir un centre de gravité, les formes flottent librement dans l’espace. En même temps, elles sont maintenues en équilibre par la tension entre elles, leur placement est très précis – aucune d’entre elles ne forme de ligne droite ou d’arrangement géométrique pouvant être tracé de manière répétitive, notre regard circule entre elles de manière totalement arbitraire, chaque regard empruntant un chemin différent. Parfois, il s’arrête sur un épaississement, mais il continue immédiatement, attiré par d’autres formes. Chaque élément est différent – les formes fuselées rappellent les pierres d’une plage, mais elles pourraient aussi être les cellules d’un organisme, des planètes, des reflets de lumière – c’est cet understatement qui est le plus intriguant dans ces œuvres. Et les espaces dans lesquels elles flottent apportent chaque jour de nouvelles associations, comme si nous étions face à la multiplicité des mondes postulée par Wolfgang Paalen et l’école de New York.